S'il était facile de renverser l'idolâtrie, porquoi tous ces philosophes, que la Grèce a nourris dans son sein pendant tant de siècles, et qui étaient dans une si haute considération parmi leurs concitoyens, n'ont-ils jamais tenté de le faire? D'où vient qu'au contraire, ils ont lâchement encensé avec le peuple ces dieux qu'ils méprisaient dans leur coeur? Pourquoi Socrate, que l'oracle de Delphes avait declaré le plus sage des hommes, fut-il puni de mort pour avoir dit quelques mots contre les divinités d'Athènes, quoiqu'il les eût publiquement honorées pendant tout le cours de sa vie?
(...)
Si les hommes étaient lassés des chimères et des extravagances de l'idolâtrie, ils devaient applaudir aux apôtres et à leurs disciples; il n'en a pas été ainsi. On s'est déchaîné universellement contre eux; on les a regardés comme des impies; on les a persécutés pendant trois cents ans avec fureur; et leur attentat a paru si attroce, qu'on a inventé des nouveaux supplices pour les punir.
Dans l'établissement du christianisme, il ne s'agissait pas seulement de montrer le ridicule de l'idolâtrie, et de faire adorer un seul Dieu; mais il fallait faire adorer un homme crucifié, persuader une doctrine incomprehensible, faire pratiquer une morale révoltante, déraciner des habitudes vicieuses, non-seulement inveterés dans l'homme, mais aussi anciennes, pour ainsi dire, que les nations mêmes; il fallait changer tout l'homme, il fallait changer tous les hommes. Si l'on trouve cela aisé, que l'on me dise ce qui peut être difficile.
Selon nos adversaires, on a engagé les hommes à faire les sacrifices que le christianisme demandait d'eux, par la trompeuse espérance d'une felicité éternelle après leur mort. Ne voit-on pas tous les jours, disent-ils, des marchands exposer les biens dont ils jouissent, et essuyer des travaux sans nombre, pour courir, a travers mille hasards et mille dangers, à une fortune incertaine?
Il est vrai; mais l'esperance des commerçants est appuyée sur les succès de ceux qui les ont précedés dans ce même dessein, succès dont ils sont les témoins, succès qu'ils envient; et les hommes ne voient point ces couronnes immortelles que les chrétiens achetaient par tant de supplices. D'ailleurs la religion païenne promettait aussi après la mort, dans les Champs Elysées, un bonheur éternel, formé par la réunion de tous les plaisirs dont on avait fait sa félicité pendant la vie; elle promettait ce bonheur aux gens de bien; et, selon ses maximes, il en coûtat très-peu pour l'être. Le christianisme ne faisait espérer qu'un bonheur tout spirituel, et il exigeait pour cela les plus grands sacrifices. Promesse pour promesse, le bonheur que proposait le paganisme était bien plus propre à se faire désirer des hommes dont il était connu, qu'une felicité spirituelle qu'ils ne pouvaient se figurer. Promesse pour promesse, il était bien plus naturel de choisir celle qui coûtait peu, que celle qui coûtait tout. Que nos adversaires nous donnent, s'ils le peuvent, le dénoûment du choix incompréhensible des chrétiens.
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Sous le règne de Lysimachus, les habitants de la ville d'Abdère furent tourmentés d'une fièvre chaude très-violente, qui finissait le septième jour par une perte de sang o une sueur. Ce qu'il y avait de singulier dans cette maladie, c'est que tous ceux qui en étaient atteints déclamaient avec véhémence des tragédies, et particulièrement l'Andromède d'Euripide. Toute la ville était pleine de ces acteurs d'une semaine, qui tous, pâles et décharnés, s'écriaient à haute voix: O Amour, tyran des dieux et des hommes! et continuaient ce qui suit dans le rôle de Persée. Cela dura jusqu'à la venue de l'hiver, dont le grand froid fit cesser cette maladie. Elle venait, à ce que croit Lucien, de qui nous tenons cette histoire, de ce qu'Archélaus, acteur très célèbre, avait représenté, au milieu d'un été fort chaud, cette tragédie d'Euripide d'una manière si véhémente, que plusieurs sortirent du théâtre avec la fièvre, et tout hors d'eux-mêmes se mirent à déclamer la tragédie dont ils venaient d'être les spectateurs.
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Ne pourrait-on pas, diront nos adversaires, se servir de ce dénoûment pour expliquer le progrès de l'Evangile? Les apôtres ayant l'imagination échauffée des prodiges qu'ils croyaient avoir vu faire à leur maître, les auront racontés avec enthousiasme, et auront ainsi communiqué leurs sentiments à des cerveaux faibles, qui les ont transmis à d'autres par la même voie; ainsi le christianisme ne serait qu'un fanatisme ou une manie contagieuse, qui se serait étendue de proche en proche, et perpetuée d'âge en âge.
Accordons qu'il est des maladies épidémiques sur les esprits comme sur les corps: pourra-t-on nous montrer dans l'histoire quelque peste qui ait constamment ravagé l'univers pendant trois cents ans, et qui n'ait pas encore été éteinte après dix-sept siècles. La manie des Abdéritains, qui ne sortit point de l'enceinte de leur ville, et que l'hiver suivant fit cesser, peut-elle établir la possibilité d'une frénésie universelle, qui dure depuis si longtemps? (...) Les païens n'ont pas regardé les chrétiens comme des fous; ils tâchaient, à force de tortures, de leur faire abandonner leur religion. Punit-on les insensés? on les plaint. Cherche-t-on par la violence des tourments à leur faire quitter leur manie? en sont-ils les mâitres? Ajoutons que les ont reconnu la régularité des moeurs des chrétiens: bien plus, ils se sont proposé leur conduite pour modèle. Voilà ceux que nos adversaires voudraient nous donner pour des insensés.
On n'oserait supposer assez d'ignorance dans nos adversaires pour leur faire opposer les progrès du mahométisme à celui du christianisme; car chacun sait que la première de ces religions s'est répandue par les armes, et qu'elle ne doit ses succès qu'aux victoires de Mahomet et des califes ses successeurs.
Jean-Baptiste Bullet
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